Sunday, February 10, 2013

La part animale


La Part animale

réalisé par Sébastien Jaudeau

 

Une exploitation agricole au cœur de l’Ardèche. Sous l’œil des hommes, dindons et dindes y cohabitent, se reproduisent artificiellement, pondent, pour finir en coulisses entre les mains de l’équarrisseur. Sous l’œil perçant des volatiles, hommes et femmes vaquent à leurs occupations, les inséminent, les trient, et souvent, les sacrifient. Si le cycle de vie animale est présenté selon une régularité implacable dans le premier long métrage de Sébastien Jaudeau, celui des hommes apparaît dans toute son instabilité. Les personnages de La Part animale forment une microsociété dominée par le doute, la suspicion, la trahison, le besoin d’attachement ou l’appât du gain. Servi par un « casting de gueule » (dixit le réalisateur), ce premier long métrage adapté du roman éponyme d’Yves Bichet, confirme le talent des uns (Niels Arestrup, Rachida Brakni) et révèle ou rappelle la force d’interprétation des autres (comédien du Théâtre du Soleil, Sava Lolov a notamment joué sous la direction de Cédric Kahn dans Feux rouges et de Pascale Ferran dans Lady Chatterley). Pour son premier opus, Sébastien Jaudeau signe ici en tout cas une curieuse créature cinématographique.

En guise de prologue à La Part animale, trois plans — brefs instantanés impressionnistes —, comme hors du temps. Une route, les sillons d’un champ, quelques arbres, baignés de bleu gris, de brume, entre jour et nuit ou l’inverse. Bien que furtif, ce pré-générique inscrit d’emblée le film dans une atmosphère feutrée et anxiogène à la fois. Bien que beaucoup plus prosaïque, la scène inaugurale de repas n’est pas non plus dénuée d’une certaine étrangeté. Le malaise ambiant est en tout cas évident. A table : Chaumier, le patron d’un élevage de dindons Douglas, son épouse Brigitte, et Étienne et Claire, jeunes parents récemment installés dans ce coin de l’Ardèche situé non loin de Langogne. Grande gueule, Chaumier ne cesse de s’adresser à son nouvel employé, Étienne, comme à un enfant. « T’en reprendras bien un peu Étienne ? » Visiblement agacée par la situation, Claire semble mal digérer la gouaille décomplexée du maître de maison. Après l’agent véreux de De battre mon cœur s’est arrêté, un nouveau rôle taillé pour Niels Arestrup... Sur le chemin du retour, Claire trouvera la situation d’autant plus humiliante lorsque Étienne lui avouera que son poste consiste plus précisément à « branler les dindons ». Oui, branler les dindons. Sur le moment, elle en rit. Trop direct, trop aigu, débordant sur la scène suivante, ce rire (fou) déstabilise. N’est-ce pas là plutôt de la gêne, voire une certaine sidération déguisée ? Bientôt, ces rires seront supplantés par des questions anodines puis pressantes sur le rapport d’Étienne à son ‘métier’ pour finir en rictus d’amertume mêlée de jalousie. Car pour elle, la tâche confiée à Étienne au sein de l’exploitation est moins une atteinte à ses qualifications qu’à sa virilité. Une remise en cause de son désir à lui pour elle. Si les odeurs et les semences animales entachant les ‘verts’ de travail d’Étienne l’écœurent, Claire ne tire pas pour autant un trait sur leurs ébats. Mais si leurs corps tentent de maintenir la cadence, l’écart entre le couple se creuse. Finies les danses lascives dans le salon sur le folk rock d’Ani Di Franco, place à des corps à corps nocturnes pleins d’instincts animaux. Si La Part animale (le film) s’attache à révéler la part d’animalité de ses personnages, la plus concernée par cette révélation est Claire (magnétique Rachida Brakni). Ses regards d’animal égaré en disent long sur sa solitude et ses peurs ; son appétit sexuel en alerte trahit son insécurité existentielle.
Deux thèmes majeurs se tissent à la trame narrative de La Part animale : éros et thanatos. Paradoxalement ou pas, celle qui incarne le mieux cette dualité est le personnage de Maria — vieille boulangère vibrante de vie qui s’est pourtant fait une raison quant à sa mort proche. Interprétée par Dora Doll (figurante chez Marcel Carné dans L’Hôtel du Nord en 1939, elle croisera par la suite la route de Jacques Becker, Sacha Guitry, Jean Renoir, Bertrand Blier, Claude Chabrol, etc.), cette femme bouleverse par sa simple présence, son regard bleu cristallin et dur en même temps. Face au dérèglement du monde entourant Étienne, des trahisons des uns et des autres, elle seule parle avec la voix du cœur, fusse-t-elle parfois dure à entendre. Sans doute la sagesse des années. Cela vaut bien une dernière faveur. Voire, deux...
Prédominée par des teintes bleu-vert, basé sur une désynchronisation régulière entre son et images, le film ranime souvent en nous l’impression ambiguë créée par ces premiers plans évoqués plus haut. Celle d’être face à une œuvre plus irréelle que réaliste, davantage méditative que pseudo-philosophique (du type « L’homme est un loup pour l’homme »). Sans doute Sébastien Jaudeau a-t-il voulu gardé du roman d’Yves Bichet une part évidente de littéraire. Un poème de Rainer Maria Rilke (Die Achte Elegie ) traverse d’ailleurs le film de part en part ; véritable fil rouge chuchoté. Les choix de mise en scène des lieux de film sont également parlants. Loin d’une ruralité hyperréaliste, Sébastien Jaudeau opte pour une mise en images des paysages et de la nature mi-abstraite mi-onirique. La subjectivité injectée dans la représentation de ces lieux y est pour beaucoup. Selon lui, « le paysage du film [serait] comme un paysage mental », c’est-à-dire la réminiscence à l’écran de ce qu’Étienne a à l’esprit ou en mémoire. Étrangement calme et blanc, fortement cynégétique, l’enclos à dindons du film témoigne de cette volonté d’imprégner d’intime ce lieu purement fonctionnel. Et si les gestes montrés à l’écran relèvent la plupart du temps du documentaire (alimentation, insémination, tri des poussins, etc.), d’autres révèlent cette interaction toujours étrange où l’humanité et l’animalité de chacun, hommes et bêtes, se croisent.
Si le scénario s’encombre un peu de superflu (au hasard, le coup des maris cocus), si le rythme du film déconcerte parfois, comme maintenu en suspension ou en apnée, il nous tient néanmoins jusqu’à la fin. Moins émouvant que le très beau film de Sandrine Veysset, Y aura t-il de la neige à Noël ? (également soutenu à l’époque par l’ACID), définitivement loin de la radicalité de Flandres de Bruno Dumont, La Part animale demeure une chronique rurale et humaine sincère, n’hésitant pas à expérimenter avec une part d’audace certaine. Calmement, comme le grand regard de l’animal du poème de Rilke, ce film peut nous transpercer.


Émilie Padellec


source : http://www.critikat.com/La-Part-animale.html

 

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