La Part animale
réalisé par Sébastien Jaudeau
Une exploitation agricole au cœur de l’Ardèche. Sous
l’œil des hommes, dindons et dindes y cohabitent, se reproduisent
artificiellement, pondent, pour finir en coulisses entre les mains de
l’équarrisseur. Sous l’œil perçant des volatiles, hommes et femmes
vaquent à leurs occupations, les inséminent, les trient, et souvent, les
sacrifient. Si le cycle de vie animale est présenté selon une
régularité implacable dans le premier long métrage de Sébastien Jaudeau,
celui des hommes apparaît dans toute son instabilité. Les personnages
de La Part animale forment une microsociété dominée
par le doute, la suspicion, la trahison, le besoin d’attachement ou
l’appât du gain. Servi par un « casting de gueule » (dixit le
réalisateur), ce premier long métrage adapté du roman éponyme d’Yves
Bichet, confirme le talent des uns (Niels Arestrup, Rachida Brakni) et
révèle ou rappelle la force d’interprétation des autres (comédien du
Théâtre du Soleil, Sava Lolov a notamment joué sous la direction de
Cédric Kahn dans Feux rouges et de Pascale Ferran dans Lady Chatterley). Pour son premier opus, Sébastien Jaudeau signe ici en tout cas une curieuse créature cinématographique.
En guise de prologue à La Part animale,
trois plans — brefs instantanés impressionnistes —, comme hors du
temps. Une route, les sillons d’un champ, quelques arbres, baignés de
bleu gris, de brume, entre jour et nuit ou l’inverse. Bien que furtif,
ce pré-générique inscrit d’emblée le film dans une atmosphère feutrée et
anxiogène à la fois. Bien que beaucoup plus prosaïque, la scène
inaugurale de repas n’est pas non plus dénuée d’une certaine étrangeté.
Le malaise ambiant est en tout cas évident. A table : Chaumier, le
patron d’un élevage de dindons Douglas, son épouse Brigitte, et Étienne
et Claire, jeunes parents récemment installés dans ce coin de l’Ardèche
situé non loin de Langogne. Grande gueule, Chaumier ne cesse de
s’adresser à son nouvel employé, Étienne, comme à un enfant. « T’en reprendras bien un peu Étienne ? »
Visiblement agacée par la situation, Claire semble mal digérer la
gouaille décomplexée du maître de maison. Après l’agent véreux de De battre mon cœur s’est arrêté,
un nouveau rôle taillé pour Niels Arestrup... Sur le chemin du retour,
Claire trouvera la situation d’autant plus humiliante lorsque Étienne
lui avouera que son poste consiste plus précisément à « branler les dindons ».
Oui, branler les dindons. Sur le moment, elle en rit. Trop direct, trop
aigu, débordant sur la scène suivante, ce rire (fou) déstabilise.
N’est-ce pas là plutôt de la gêne, voire une certaine sidération
déguisée ? Bientôt, ces rires seront supplantés par des questions
anodines puis pressantes sur le rapport d’Étienne à son ‘métier’ pour
finir en rictus d’amertume mêlée de jalousie. Car pour elle, la tâche
confiée à Étienne au sein de l’exploitation est moins une atteinte à ses
qualifications qu’à sa virilité. Une remise en cause de son désir à lui
pour elle. Si les odeurs et les semences animales entachant les ‘verts’
de travail d’Étienne l’écœurent, Claire ne tire pas pour autant un
trait sur leurs ébats. Mais si leurs corps tentent de maintenir la
cadence, l’écart entre le couple se creuse. Finies les danses lascives
dans le salon sur le folk rock d’Ani Di Franco, place à des corps à
corps nocturnes pleins d’instincts animaux. Si La Part animale
(le film) s’attache à révéler la part d’animalité de ses personnages,
la plus concernée par cette révélation est Claire (magnétique Rachida
Brakni). Ses regards d’animal égaré en disent long sur sa solitude et
ses peurs ; son appétit sexuel en alerte trahit son insécurité
existentielle.
Deux thèmes majeurs se tissent à la trame narrative de La Part animale :
éros et thanatos. Paradoxalement ou pas, celle qui incarne le mieux
cette dualité est le personnage de Maria — vieille boulangère vibrante
de vie qui s’est pourtant fait une raison quant à sa mort proche.
Interprétée par Dora Doll (figurante chez Marcel Carné dans L’Hôtel du Nord
en 1939, elle croisera par la suite la route de Jacques Becker, Sacha
Guitry, Jean Renoir, Bertrand Blier, Claude Chabrol, etc.), cette femme
bouleverse par sa simple présence, son regard bleu cristallin et dur en
même temps. Face au dérèglement du monde entourant Étienne, des
trahisons des uns et des autres, elle seule parle avec la voix du cœur,
fusse-t-elle parfois dure à entendre. Sans doute la sagesse des années.
Cela vaut bien une dernière faveur. Voire, deux...
Prédominée par des teintes bleu-vert, basé sur une
désynchronisation régulière entre son et images, le film ranime souvent
en nous l’impression ambiguë créée par ces premiers plans évoqués plus
haut. Celle d’être face à une œuvre plus irréelle que réaliste,
davantage méditative que pseudo-philosophique (du type « L’homme est un
loup pour l’homme »). Sans doute Sébastien Jaudeau a-t-il voulu gardé du
roman d’Yves Bichet une part évidente de littéraire. Un poème de Rainer
Maria Rilke (Die Achte Elegie )
traverse d’ailleurs le film de part en part ; véritable fil rouge
chuchoté. Les choix de mise en scène des lieux de film sont également
parlants. Loin d’une ruralité hyperréaliste, Sébastien Jaudeau opte pour
une mise en images des paysages et de la nature mi-abstraite
mi-onirique. La subjectivité injectée dans la représentation de ces
lieux y est pour beaucoup. Selon lui, « le paysage du film [serait] comme un paysage mental »,
c’est-à-dire la réminiscence à l’écran de ce qu’Étienne a à l’esprit ou
en mémoire. Étrangement calme et blanc, fortement cynégétique, l’enclos
à dindons du film témoigne de cette volonté d’imprégner d’intime ce
lieu purement fonctionnel. Et si les gestes montrés à l’écran relèvent
la plupart du temps du documentaire (alimentation, insémination, tri des
poussins, etc.), d’autres révèlent cette interaction toujours étrange
où l’humanité et l’animalité de chacun, hommes et bêtes, se croisent.
Si le scénario s’encombre un peu de superflu (au hasard,
le coup des maris cocus), si le rythme du film déconcerte parfois,
comme maintenu en suspension ou en apnée, il nous tient néanmoins
jusqu’à la fin. Moins émouvant que le très beau film de Sandrine
Veysset, Y aura t-il de la neige à Noël ? (également soutenu à l’époque par l’ACID), définitivement loin de la radicalité de Flandres de Bruno Dumont, La Part animale
demeure une chronique rurale et humaine sincère, n’hésitant pas à
expérimenter avec une part d’audace certaine. Calmement, comme le grand
regard de l’animal du poème de Rilke, ce film peut nous transpercer.
Émilie Padellec
source : http://www.critikat.com/La-Part-animale.html
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